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Le damier vert

Le damier vert

Récit d’une opération artistique
Tuc des Marmots, Vielle Saint Girons, Landes – le 09. 08. 2017

O. est chef opérateur. O comme objectif, O comme obturateur, O comme œil.
Après avoir beaucoup fait la photo des autres, O. fait désormais ses photos, selon son goût, son inspiration. Il opère de son propre chef.
O comme offrir au regard des autres ce que son œil voit, voire invente.

Dans sa dernière série, Macadam, O. photographie des portions de routes qui portent les traces d’altérations, de superpositions ou de réparations par les services de voiries.

Nous sommes en vacances ensemble, dans les Landes. Il pleut, le temps nous prive de plage et nous condamne gentiment à nous occuper autrement. Entre deux averses, O. voudrait aller photographier un morceau de bitume qu’il a vu en passant à vélo, à quelques kilomètres de là. Je propose de l’accompagner et nous voilà partis… à bicyclette, comme dit la chanson et avec nos k-way, anyway !

Arrivés sur place, O. prépare le matériel et je commence à faire des photos de l’opération avec mon téléphone.

Il faut régler l’obturation, attendre la bonne lumière. Justement le soleil passe derrière de gros nuages ; cela annonce un petit grain, mais en même temps, avant l’ondée, la lumière sera blanche et uniforme : pas d’ombre du photographe au sol.

L’appareil est fixé à un pied, mais ce dernier ne repose pas au sol. O. prend son pied et le tient devant lui à hauteur de la ceinture. Pour photographier le sol, O. devient lui-même un sol vertical, parfaitement perpendiculaire au motif, un sol qui avance pieds nus. O. a, en effet, enlevé ses sandales, comme pour être bien d’équerre avec la route. Droit comme une potence, il fait des prises. Pour s’assurer du plan horizontal de l’appareil, O. a placé sur l’écran un petit niveau en forme de cube avec un liquide vert fluo. Petite touche colorée qui fait écho à la peinture au sol.

A hauteur d’homme, il est impossible de photographier tout l’objet en une seule fois. Quand bien même cela serait possible, le photographe préférerait découper son travail en plusieurs captures comme on structure une peinture, l’espace de la toile. Le motif est un passage protégé signalé par un panneau, disque bleu de piste cyclable obligatoire. C’est aussi, occasionnellement, un passage piéton, même si ce dernier est une espèce rare ici – l’endroit, situé en pleine campagne, étant surtout fréquenté par des deux ou quatre roues. Le balisage au sol, fait de carreaux verts, forme un damier avec le bitume gris. Entre les deux chaussées, une chicane entièrement verte, entourée d’un rebord blanc, offre une surprotection, un « no car land », aux cyclistes qui doivent traverser en deux temps. Cet espace n’intéresse nullement O. qui n’a d’yeux que pour le damier qui a quasiment disparu de l’autre moitié de la route.

Le passage doit mesurer environ 4 m2, il faut donc le diviser en plusieurs portions. La capture rigoureuse de tout l’objet nécessite un séquençage précis des prises, un arpentage méthodique, afin de tout saisir en modifiant le moins possible les paramètres de prise de vue. O. va donc exécuter une figure géométrique rigoureuse, un peu en forme de frise grecque. Il a prévu de partir de l’angle bas gauche pour la première prise, puis d’avancer droit devant lui de deux pas pour la deuxième et ainsi de suite jusqu’à l’angle opposé, en deux autres poses et prises. Là-haut, après la première traversée, il fera un pas de plus hors du passage et se tournera en deux pas à angle droit. Demi-tour translaté. Il se retrouvera alors de nouveau face au passage et répètera l’opération précédente en sens inverse jusqu’au bord opposé où il tournera, cette fois, sur sa gauche et ainsi de suite. Cela devrait faire au moins 16 prises. Il couvrira toute la surface du passage en deux allers-retours décalés.

Je m’aperçois qu’O. a déjà déclenché plusieurs fois. La série Macadam est faite d’images de routes réparées une ou plusieurs fois ou bien repeintes ou encore empreintes de traces de pneus, surimpressions techniques ou chromatiques produites au hasard de travaux de voiries et/ou de passages de véhicules. Ces morceaux de bitumes sont des mémoires ignorées, des cicatrices du temps, ou encore des palimpsestes dont O. serait à la fois le découvreur et l’interprète muet. Je le comprends soudain en observant sa façon de faire, technique et précise certes, mais aussi infiniment concentrée, recueillie, silencieuse, une ascèse intérieure. Il me vient à l’esprit que ces prises de vues et ce à quoi elles nous invitent est de l’ordre de la méditation… Macad’âme.

Les photos déjà faites n’étaient que des essais. Drôles de gesticulations pour les cyclistes et les automobilistes assez nombreux. D’ailleurs, il faut s’interrompre et recommencer. Bien décidé, O. repart, en bas à gauche, et franchit enfin la première ligne. Le trafic est dense pour un endroit apparemment isolé. C’est que le lac de Léon et son camping ne sont pas loin ! Le ciel s’obscurcit, l’affaire risque d’être compromise. Il faut finir. O. est immobilisé en zone verte, il doit repartir et ne plus s‘arrêter.
Nous ne disposons bien sûr d’aucune autorisation officielle pour stopper la circulation, mais tant pis ! je me plante au milieu de la route, un peu avant le passage, dos aux voitures qui arrivent au loin et O. se lance dans la suite des prises avec la ferme intention d’aller jusqu’au bout, de finir d’un coup, d’une seule plongée, en apnée. Il avance franchement et se fige, puis recommence, tourne sur lui-même tel un danseur de menuet égaré loin des bals d’antan. Les cyclistes intrigués contournent le passage sur cette moitié de chaussée : pas de danger puisque je bloque la circulation. Derrière moi, déjà quatre voitures à l’arrêt, mais, bizarrement, aucun klaxon ! Petit moment surréaliste : Que fait ce piéton insolite en plein milieu d’un passage cycliste protégé avec un appareil photo au bout d’une perche et qui n’en finit de passer et repasser ? Cyclistes ou automobilistes, Les gens se questionnent sans doute, les enfants à vélo posent le pied à terre et regardent avec étonnement ce drôle de pêcheur à la ligne. Il est vrai qu’O. marche comme M. Hulot. Certes, on pourrait prendre l’opération pour une étude technique de la DDE (Division départementale de l’entretien), mais l’allure loufoque de ce supposé ingénieur, barbe blanche, pantacourt et pied nus, détonne : on n’imagine pas la DDE à ce point à la dérive ! L’effet de sidération est total et personne ne pense même à protester. Et puis, les choses vont très vite. O. connaît son affaire, c’est « un professionnel de la profession » : clic-clac, ou plutôt, clic, clic, clic, clic… et hop ! c’est dans la boîte, on remballe. Il était temps, car quelques gouttes commencent à tomber. Il faut ranger le matériel et enfourcher au plus vite nos montures mécaniques, K-ways enfilés.

O., photographe de morceaux de routes, ne préférerait-il pas avoir un échafaudage mobile, une nacelle lui permettant de faire des prises globales de plus haut ? Et, pourquoi pas, une autorisation préfectorale avec, bien sûr, une équipe de techniciens en gilets fluo orange ? Oui, peut-être… pas sûr en fait. O. procède toujours ainsi, me dit-il tout en pédalant. Il y a quelques risques et des contraintes, mais il dispose de plus d’une grande liberté dans le choix, la décision, l’opération : il agit seul, léger, indépendant et ne refuse pas de se battre avec le réel ou la technique comme ces problèmes de diffraction de la lumière qui ne manqueront pas de se poser au moment de la reconstitution de l’image totale…

Justement, de retour à la maison de vacances, O. se met au travail, à un second travail plus calme, « de laboratoire ». Une fois les nombreuses prises transférées sur ordinateur, il faut les assembler pour reconstituer au mieux l’image globale du passage en damier vert. Mais d’ailleurs existe-t-elle avant, cette image ? (Je veux parler de l’image-objet, de l’image-œuvre, non de celle, bien différente, qui est dans notre œil, dans notre souvenir.) Non, O. va, en fait, la fabriquer, la créer. Un travail minutieux, à l’œil et à la main. Si le photographe prend des photos, l’artiste fait l’image. Il passe des photons aux pixels et du bitume au pavé numérique, mais surtout de l’obturateur de l’appareil, œil technique, à sa propre vision sensible, personnelle – son œil d’humain va regarder, trier, analyser, choisir. Les images d’O. sont suscitées par des hasards, elles naissent en lui spontanément, elles n’en demeurent pas moins une recherche artistique, un désir de création, une quête sans fin de photos, réalisées, montrées, exposées à d’autres regards, des jalons vers l’infini.

Travail de couture. Il faut ajuster les différentes images comme un puzzle. Certes, les pièces ne sont pas biscornues, elles ont des bords droits et rectilignes, mais la tâche est ardue, car la densité, la luminosité diffractée et, donc, la couleur, ont d’infimes nuances.

Travail métallurgique. Il faut trouver le bon alliage numérique, celui qui unira toutes les images entre elles, bord à bord tout en faisant disparaître les soudures. Le résultat ne doit pas laisser deviner la fabrication, aucune hétérogénéité n’est permise ou alors elle appartiendra à l’œuvre qui sera de toute façon une – ses multiples étapes de réalisation se fondant dans une totalité synthétique que l’œil du regardeur saisit en un instant…

Damier pour site

Et l’œuvre fut… superbe, entière, unique, pleine d’elle-même.

Quand O. me montre le résultat final sur l’écran de son ordinateur, je n’en reviens pas : j’ai assisté à toute la gestation de l’œuvre, j’étais sur place, dans l’action, et pourtant je découvre quelque chose de jamais vu ! Malgré la pluie et la grisaille d’été, un éblouissement, un transport vers une autre lumière, une petite extase.

Damier vert sur fond anthracite. Des transparences, du grain, une luminosité axiale plus forte qui capte l’œil, nous regarde. Ces segments blancs en haut comme des points de suspension dont le léger décalage avec les carreaux verts introduit du mouvement, esquisse une temporalité dans l’espace éternel du damier… Où est la route ? le carrefour cycliste ? le ciel bas ? la lumière blanche des nuages, le pêcheur à la ligne ? Abolis et là, dans l’image, mais transfigurés en autre chose. Alchimie de la création. Tout est là puisque ça vient de ce tout-là, mais rien n’y est plus comme avant ou in situ.
Face au travail d’O., d’aucuns penseraient Ready-made. Le photographe ne ferait que prélever et déplacer l’objet « passage cycliste ». Justement pas. L’artiste a vu, pris et déplacé, si l’on veut, par métaphore ; mais il a d’abord voulu voir quelque chose à montrer, et même à monter avant de le montrer – montage photographique pour montrer quelque chose qui ne se voit pas sur la route, mais seulement dans l’image créée. C’est par tout le travail de l’artiste, qui commence certainement en lui, dans sa vision, que l’image existe et même, paradoxalement, gagne son existence autonome, détachée : désormais, elle est et fait œuvre « en elle-même », comme disent les philosophes. Celle-ci ne reproduit rien, n’illustre rien, ne renvoie à rien, n’a besoin de rien, n’est rien d’autre qu’elle-même. Tout en connaissant son histoire, on peut considérer qu’elle ne vient de nulle part, qu’elle a émergée spontanément d’un lieu mystérieux, d’une boîte noire, d’un cadre d’âme insaisissable…
Pourtant, elle fait sens, elle porte un effet de sens, ne serait-ce que celui du damier… De quel jeu s’agit-il ? Quel échiquier dans cette réussite ? Il faut jouer la partie de l’art en aveugle éclairé. Sentir, savoir faire, ne pas tout savoir pour sentir et faire davantage. La partie se joue seul et à plusieurs, mais sans vraies règles : les choses, le réel, de la technique, un imaginaire, du temps, des lieux, un vide intérieur, du désir ou son obscur objet, des gestes, des actions, une aventure, un appel, une adresse à de l’autre, un faire, une offrande. Et le dasein de l’œuvre s’impose ; sauf que son être-là n’est pas un étant inerte, mais un entrelacs. Toute œuvre est tissée de fils qui traversent l’artiste, mais aussi des autres, humains, temps, lieux, choses. Toute œuvre tisse ses fils entre son auteur et ses spectateurs, crée des rapports en eux, hors d’eux, entre eux. Toute œuvre est lien et nœud, elle noue mais aussi dénoue. Pelote de significations, écheveau de sens à filer.

« Chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche : il ne se contente pas d’être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d’expression ; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. »
Jacques Rancière, Le Maître ignorant.

Damier vert et noir ? Espoir et deuil. Il faut savoir espérer et être séparé. Perdre sans désespérer. Je pense à tous les êtres chers qui m’ont « quitté » ces dernières années. Mais, cela n’est que la résonnance de l’œuvre en moi. Cependant, objectivement, je sens que ce damier joue avec la mémoire et ses couches : celle des traces sur la route, comme celle de tout un chacun. Désormais, celle de mon vécu d’accompagnant du photographe : « je pourrai dire : j’y étais », à la fois sur la route et dans la maison qui a vu naître l’œuvre. Et le photographe-artiste, justement, que dit-il ? Il ne dit rien, il a déjà tout dit, car il a, simplement et intensément, fait et donné à voir.

Toute mémoire joue avec l’oubli. Elle a aussi son joker, le surgissement du souvenir…

N., la compagne d’O. revient d’une ballade avec C. Les deux femmes voient l’image du damier vert et N. s’exclame : « Ça me rappelle le pull que j’avais en Argentine… » O. est surpris, mais se tait. Je viens d’assister à un petit spectacle de réminiscence ! Je questionne N. et apprend qu’il s’agit d’un pull avec un damier vert qu’elle portait en 1988 lors de leur premier grand voyage en couple.

La quête formelle d’O. a, même si elle ne s’y réduit pas ou n’en provient nullement, un arrière-fond biographique enfoui dans une mémoire ancienne que sa photo, inspirée de traces routières, a fait remonter à la surface, via le souvenir de sa compagne ! Les chemins du souvenir sont plus sinueux que les pistes cyclables des Landes…

Le palimpseste a une couche supplémentaire… Qu’est-ce que cette histoire de pull ? Un pull pas du tout over, plutôt under ! N. m’avoue qu’elle possède encore ce pull créé par une styliste de l’époque. Elle doit même l’avoir sur des photos du voyage. Elle me promet de chercher et de m’en envoyer.

Nathalie Argentine pour site
Buenos Aires, été 1988

L’ombre portée de ce voyage a atteint le séjour landais d’O. et N… Portée comme un pull-over à damier. L’asphalte de l’oubli n’est jamais complètement sec.

J.P. Hache